T’es déjà allé en mer, Billie?
La vie d’un pilote maritime
par Kathleen Mott, Saltscapes
Une note écrite en 1918:
Chère maman
Plutôt que de partir pour les vacances de Noël, j’ai décidé de tout simplement partir. Ne vous en faites pas à mon sujet, je n’en vaux pas la peine.
Votre fils qui vous aime beaucoup,
Billie
Et ils sont partis. Billie et Willie, neuf ans tous les deux, ont emprunté une embarcation à rames, ils ont traversé l’embouchure de la rivière Restigouche, et ils ont passé quatre jours dans une remise abandonnée. Ils avaient apporté des carottes, des pommes et un pain maison. Les parents agités et les gens du village ont ratissé la côte, craignant le pire. Lorsqu’on les a trouvés, les garçons avaient froid, ils étaient trempés et ils avaient faim. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de Willie mais l’histoire veut que Billie, même s’il était content d’être revenu à la maison, n’ait eu aucun remord au sujet de son expérience. L’aventure lui aurait plutôt donné le goût d’en faire plus – passer plus de temps seul, vivre plus d’aventures et, plus que toute autre chose, passer plus de temps sur l’eau. Ces passions ont duré tout sa vie. Il a fini par devenir pilote dans la baie des Chaleurs. Lorsqu’il ne pilotait pas, on pouvait normalement le trouver seul, s’aventurant sur une rivière ou sur un lac. La vie était belle tant qu’elle se passait sur l’eau.
Billie était mon père. Sa manière de vivre m’a appris beaucoup de choses : la patience, un amour aussi fort que le sien pour l’eau, le respect du temps qu’il fait, et l’écoute. Papa ne se pressait jamais pour raconter une histore, et il n’était pas avare de détails non plus. Je suivais continuellement mon père sur les talons, et le garçon des voisins venait souvent lui aussi. Aujourd’hui, Billy, c’est son nom, est le copain avec qui je fais de la moto. Nous avons tous les deux développé un goût pour la vie sur les quais. Alors, l’été dernier, nous avons décidé que nos randonnées nous mèneraient vers plusieurs quais dans les Maritimes, là où nous pourrions respirer à pleins poumons le mode de vie des gens en communion avec la mer.
Les odeurs ont quelque chose de particulier, vous ne trouvez-pas? Avec nostalgie, j’ai respiré ce mélange de créosote, de goudron, de câbles mouillés, de sel et d’algues marines, et j’ai été transporté dans le monde des débardeurs et des pilotes.
Les pilotes sont des marins accomplis, ils connaissent tous les recoins des eaux de leur port, et ils sont nos meilleurs ambassadeurs quand ils accueillent des capitaines et des équipages dans nos ports. Grâce aux pilotes, les navires accostent en sûreté, les équipages voient à leurs affaires, et puis navires et équipages repartent, beaucoup de ces marins espérant un jour revenir. La journée de travail d’un pilote n’est pas une journée de huit heures; c’est parfois trois heures, et c’est parfois plus de vingt-quatre, mais c’est rarement huit. Et c’est loin d’être un travail routinier! Les voyages de nuit entre le quai et un navire sont parfois des voyages de rêve – la pleine lune qui crée des diamants sur les vagues, un ciel somble rempli d’étoiles. ça, c’est le côté romantique du pilotage. Parce qu’il y a le côté aventurier avec la grosse mer, les vents forts, la pluie, la neige ou la grêle. Négocier l’échelle de corde qui pend sur le côté d’un navire, à quelques milles de la côte, dans des conditions pareilles, n’est pas l’expérience la plus agréable. Relever le défi, guider le navire en toute sécurité vers la mer ou à bon port, et savoir que le travail est bien fait, c’est ça qui fait un pilote. En hiver, il arrive parfois que le bateau-pilote ne puisse pas négocier les conditions météorologiques; le pilote doit alors accueillir ou quitter le navire dans un autre port.
Lors de l’un de nos voyages en moto un été, nous sommes allés au quai de Dalhousie (N.-B.), notre ville natale. C’est là que nous avons rencontré le capitaine Ward Scott, pilote à l’heure actuelle dans la baie des Chaleurs; il nous a invités à l’accompagner dans son travail. Il devait piloter le Ivan Gorthon à bon port pour qu’il soit chargé d’une cargaison de papier journal. Le capitaine Scott s’est rendu au navire à bord du remorqueur Irving, navire à l’allure très sévère qui semble dire « allez, touche-moi si tu oses! ». C’est loin de ressembler au bateau-pilote de mon père, espèce de petite embarcation capricieuse qui avait l’allure d’un doris tronqué et affublé d’une cabine, qui roulait et tanguait énormément mais qui semblait suffisamment résistante.
La mer était calme, le soleil brillait. Tout en grimpant l’échelle de corde à tour de rôle, j’ai été submergée par des souvenirs où je faisais la même chose mais dans des conditions différentes, il y a bien longtemps. J’étais beaucoup plus agile à cette époque! Le capitaine du navire nous a souhaité la bienvenue puis il s’est tourné vers le pilote; à les voir, il était évident qu’ils se sont fait immédiatement confiance l’un l’autre. Le capitaine est toujours maître à bord de son navire; le pilote, lui, le conseille. Un rapport de confiance est essentiel à un accostage réussi. Nous avons été impressionnés, Billy et moi, par l’aura de confiance mutuelle et de compétence qui flottait sur la passerelle de navigation du Ivan Gorthon.
Les choses changent sans vraiment changer. La technologie a certainement changé la manière dont les pilotes passent leur temps. à l’époque de mon père, un pilote savait qu’un navire arriverait dans un jour ou deux, c’est tout. Papa montait au sommet de la colline pour tenter de voir de la fumée à l’horizon avant de repartir en direction du quai, ou il passait des heures dans la baie à attendre un signal quelconque. Nous avions le temps de jouer au cribbage, nous pêchions la morue à la turlutte, ou nous jasions pendant des heures, parfois 24 heures ou plus. Aujourd’hui, les pilotes savent exactement quand le navire doit arriver, alors ils ne perdent pas de temps à attendre. Du temps de papa, le pilotage était l’affaire d’un entrepreneur indépendant; aujourd’hui, la fonction relève de l’Administration de pilotage de l’Atlantique (APA). L’APA communique avec ses pilotes de différentes manières : téléphone ordinaire ou cellulaire, ou encore par courriel. Les signaux de fumée sont tombés en désuétude.
Lors d’une autre randonnée en moto, nous sommes allés au quai de Summerside où nous avons été invités à bord du bateau-pilote du capitaine Raymond Arsenault. Le Lady Megan était en chemin pour conduire le capitaine Roy Coffin à bord d’un paquebot en route pour Charlottetown. Le bateau du capitaine Arsenault ressemblait pas mal plus au doris de mon père et le temps était suffisamment mauvais pour nous donner tous les deux une drôle de sensation une fois revenus à terre, cette sensation d’équilibre vacillant que l’on ressent en revenant sur la terre ferme.
Une fois revenu au quai, nous avons découvert que le capitaine Arsenault était lui aussi un adepte de la moto. Nous avons tenté de négocier un échange en vue d’obtenir le Lady Megan mais en dernier lieu, nous avons chacun gardé nos propres moyens de transport. Mais nous avions presque réussi!
Mon père est devenu pilote autorisé en faisant état d’une prétendue expérience de marin (peut-être même en y incluant ses voyages quand il avait neuf ans). Il avait passé du temps comme apprenti auprès du capitaine de la région. Lorsqu’un poste s’est ouvert, papa a été embauché. Pour devenir pilote aujourd’hui, il faut une formation, de l’expérience, une connaissance des eaux dans lesquelles on navigue, et un brevet de capitaine.
La formation, les communications et les voyages qui forment le monde du pilote ont changé avec le temps. L’APA cherchera toujours des moyens d’améliorer le milieu de travail à l’avenir. Ce qui n’a pas changé, c’est la passion que les pilotes éprouvent pour la vie qu’ils mènent. Aujourd’hui comme hier, c’est de l’eau salée qui coulent dans leurs veines. Ils se nourrissent du roulis et du tangage que causent les vagues de la mer. Lorsqu’ils ne travaillent pas, ils pêchent, ils naviguent par plaisir, ou passent le temps avec leurs amis à bord du bateau.
En ces temps de grand stress et de moral à plat dans bien des lieux de travail, il fait chaud au cœur de savoir que les pilotes sont toujours enthousiasmés par leur travail. Pas de cubicule de travail sans fenêtre, pas de ronchonnements contre le patron, personne ne se plaint des heures, pas de rouspétance parce qu’il faut rester en poste simplement pour la pension. Seulement quelques grognements, mais rien de bien sérieux, contre « les règlements ». Ces hommes ne changeraient de travail pour rien au monde, pas même pour une motocyclette.
Billy et moi avons dit au revoir à la saison des randonnées, mais les pilotes ne disent pas au revoir à leurs quais. Nous pensons souvent à eux avec admiration et respect durant les mois d’hiver glacés; sans eux, l’accès à nos ports ne se ferait pas de manière aussi sécuritaire. Nous levons notre casque à vous tous qui œuvrez sur nos quais. Soyez prudents! Nous reviendrons vous voir.