Délicates manœuvres pour piloter les pétroliers
Par John Cheeseman, The Charter
En regardant l’échelle jetée sur le côté du pétrolier et qui se balance au-dessus du pont du bateau-pilote, je me dis qu’il y a bien certaines choses dans la vie que je ne ferai jamais afin de pouvoir écrire un article. Grimper à cette échelle est certainement l’une d’elles! Le capitaine du bateau-pilote, Barry Spencer, fait tourner notre navire du côté droit et le pilote Ambrose McCarthy envoie un message radio au capitaine du pétrolier pour qu’il prenne de la vitesse.
Ambrose monte à bord le premier. J’attends que le bateau-pilote traverse une vague et je grimpe en haut de l’échelle à toute vitesse. C’est moins difficile que je ne le pensais. Un des membres d’équipage nous sert de guide et nous marchons en direction de la superstructure du navire où nous montons cinq étages pour arriver au pont.
Le M. T. Eagle fait 287 mètres de long sur 48,5 mètres de large. Il transporte un million de barils de pétrole brut, soit 152 399 tonnes; il est l’un des 20 à 30 pétroliers qui traversent tous les mois la baie de Plaisance en direction de la raffinerie de Come-by-Chance. En plus des navires de transbordement et de la plate-forme pétrolière d’Hibernia, tout cela représente beaucoup de déplacements risqués. Le va-et-vient des navires, près de 400 îles et écueils, les petits bateaux de pêche et leurs engins, et la visibilité à moins d’un kilomètre pendant plus de 187 jours en moyenne par année – voilà qui donne encore plus d’importance aux pilotes comme Ambrose McCarthy. On a déterminé que la baie de Plaisance est l’endroit en eaux canadiennes le plus susceptible d’être témoin d’un déversement pétrolier. Les dommages seraient dévastateurs et probablement irrémédiables.
Aujourd’hui, il fait beau. Nous rencontrons le capitaine Agarwal qui répond aux questions d’Ambrose au sujet du navire et du voyage, et qui remet à ce dernier une page du manuel du propriétaire où figurent toutes les caractéristiques du navire. Ambrose vérifie le radar et détermine une route; derrière lui, le navigateur travaille aux cartes, inscrivant notre position toutes les dix minutes. Ambrose fait les cent pas sur la passerelle, causant avec le capitaine. Certains pourraient en conclure que le travail d’un pilote n’est pas si difficile que ça. Ils feraient erreur.
Ambrose se penche sur les cartes et indique la profondeur, les masses terrestres, les chenaux, les secteurs de mouillage et d’ancrage. Il a déjà compté 43 navires dans ce secteur en une seule journée. Les meilleurs lieux de pêche au crabe se trouvent dans les limites de la voie de navigation. « Chaque fois que nous voyons des engins de pêche dans le chenal, nous faisons de notre mieux pour éviter ce secteur. »
« Il faut toujours penser d’avance, anticiper les manœuvres à venir », me dit Ambrose. Un pilote doit détenir un brevet de capitaine et deux ans de formation en vue de devenir pilote, et même à ça, il ne peut travailler que dans les secteurs pour lesquels il a réussi les tests.
Le steward arrive sur la passerelle avec le déjeuner d’Ambrose et je me rends au quartier des officiers. Lorsque je reviens après avoir visité le navire, il surveille le radar, rectifie la direction du navire et transmet les coordonnées à un nouveau timonier. Nous bavardons avec le navigateur, originaire de Lahore, au Pakistan. Tous les officiers sont indiens ou pakistanais et les membres d’équipage sont philippins, iraquiens ou roumains.
On peut voir la raffinerie au loin, de même qu’Arnold’s Cove; c’est là que le bateau-pilote s’amarre et que l’on garde un appartement pour les pilotes. « La répartition se fait à partir d’Halifax, dit-il. On nous appelle 12 heures avant l’heure de départ prévue d’un navire et nous recevons confirmation deux heures avant son départ. » Par mesure de sécurité, les pilotes ne peuvent travailler que durant des périodes de temps précises. Les horaires doivent donc être coordonnés en conséquence.
à l’heure qu’il est, les remorqueurs Asprey et Petrel se positionnent à côté du pétrolier.
« Changement de cap, zéro, zéro, zéro », précise Ambrose.
« Zéro, zéro, zéro », répond le timonier.
« Zéro, zéro, zéro, merci », ajoute Ambrose.
Honnêtement, nous bougeons à peine. Mais le cap commence alors à changer fréquemment, 037, 038, 040, 047, 045. Ambrose donne des ordres aux remorqueurs et au timonier et moi, je regarde l’équipage sur le pont en train de préparer les amarres.
« Ce que je vais faire, capitaine, c’est l’accoster sur les ballons et ensuite le faire avancer d’environ trois mètres », lui dit Ambrose, pour qu’on puisse ajuster les tuyaux entre le navire et le quai.
Il fait maintenant nuit. Nous savons que nous sommes contre le quai lorsque nous entendons les ballons qui gémissent sous le poids du navire. En tout, il aura fallu environ six heures pour amener le navire à bon port, et une demi-heure pour l’accostage. Il faudra environ 36 heures au Eagle pour décharger sa cargaison puis il reprendra la mer en direction de Gibraltar. On installe la passerelle d’embarquement et Ambrose et moi descendons rapidement jusqu’au quai en direction de son camion pour ensuite prendre la route.
Ambrose n’était pas de service lorsqu’on l’a appelé pour piloter le Eagle. On manque de pilotes ces temps-ci; alors, à moins qu’on ait besoin de lui, il faudra quelques jours avant qu’on l’appelle de nouveau pour un quart de travail ordinaire. Mais peu importe. Je viens de le voir garer un million de barils de pétrole aussi soigneusement et tout aussi facilement que quelqu’un poserait un verre d’eau sur la table.
Il n’y a rien de plus ordinaire dans la journée d’un pilote.
(Condensé d’un article de John Cheeseman paru dans The Charter)